7 févr. 2014

La perte d'un "Révélateur"

Cheick Nadro
La perte d’un «Révélateur»

Frédéric Bruly Bouabré s’en est allé. Le dessinateur et poète ivoirien est décédé le mardi 28 janvier 2014 à son domicile à Abidjan à l’âge de 91 ans. Avec la mort de celui qui se faisait appeler «Cheik Nadro» c’est une grande source de «révélation» qui tarit. Inventeur d’un alphabet nouveau, avec son style d’écriture l’artiste a impacté le monde de l’art contemporain.

Frédéric Bruly Bouabré est né en 1923, à Zéprégühé, près de Daloa, dans le centre de ce qui était alors qu’une colonie de l'Afrique occidentale française (AOF). Engagé dans la marine durant la seconde guerre mondiale, il pratique ensuite divers métiers au Sénégal et en Côte d'Ivoire, et devient fonctionnaire, commis aux écritures pour la ligne ferroviaire Dakar-Niger. A la suite d'une « révélation divine » qu'il reçoit en songe le 11 mars 1948, il se consacre à donner à l'Afrique une écriture entièrement africaine. Cette vision va directement influencer sa vie et son œuvre. C'est aussi à partir de ce moment-là qu'il se fait appeler «Cheik Nadro» («le Révélateur» ou «celui qui n'oublie pas»). Mais dessinateur et poète ne sont, à son propos, que des mots insuffisants car son œuvre de plusieurs milliers de dessins, ne se voulait rien moins que l'invention d'une écriture nouvelle et universelle à la fois. Bruly Bouabré a ainsi créé un syllabaire composé de 448 signes désignant chacun une syllabe. Ce syllabaire porte le nom d'alphabet Bété, du nom de l'ethnie dont il est originaire. Il reproduit l'ensemble des syllabes sur des petites cartes en carton. Pour la création de son syllabaire, il s'est inspiré de figures géométriques découvertes sur des pierres d'un village du pays bété. Utilisant cette écriture, il a retranscrit des contes, des textes de la tradition bété et des poèmes. Ses recherches seront publiées pour la première fois en 1958 par Théodore Monod, explorateur et scientifique français. Egalement, pour la première foi, ses œuvres fouleront le sol du Vieux continent en 1989 lors de l'exposition « Magiciens de la terre ». A partir de cette date, les expositions s'enchaînent pour lui, de Berlin et Francfort en 1993 jusqu'à la Tate Modern à Londres en 2010, en passant par plusieurs présentations à Paris. Quant aux expositions collectives, elles font de lui l'un des premiers artistes africains contemporains dont la création se soit trouvée sans cesse confrontée à celles de ses homologues occidentaux. Biennales de Venise en 1995 et 2013, une participation pour laquelle le célèbre critique Yacouba Konaté disait en mai 2013 qu’elle est «l’équivalent de la coupe du monde pour les artistes plasticiens ». De Sydney en 1996 et 1998 à Sao Paulo en 1996 et 2012 en passant par Dakar en 1998 et Istanbul en 2001, la Documenta XI de Kassel en 2002 et Moscou en 2009, la liste est longue. En 2006, le Mamco (Musée d’art moderne et contemporain) de Genève lui a même consacré une exposition intitulée «Connaissances du Monde». S'y ajoutent les expositions dédiées à l'art actuel en Afrique, dont Out of Africa à Londres en 1992 et Africa Remix à Paris en 2005, et sa grande présence dans des collections privées majeures notamment celles de Jean Pigozzi, d'André Magnin, de François Pinault et de la Fondation Zinsou, qui lui consacrait une salle lors de l'inauguration de son musée à Ouidah en novembre dernier. Ainsi, c’est après avoir parcouru le monde que feu Bruly Bouabré a déposé pour toujours le pinceau et la toile, dira-t-on, lui qui était connu dans le monde de l’art pour ses dessins  au stylo à bille et aux crayons de couleur.
Jérôme William Bationo

3 févr. 2014

Mort de Frédéric Bruly Bouabré

Disparution d’un arnaqué de l’art contemporain


Frédéric Bruly Bouabré n’est plus. Ce vieil homme restera l’exemple des dérives de l’art contemporain africain. Imposé par les instances de l’art contemporain comme artiste dessinateur, il fut en réalité un penseur prolifique. Un tour de force qui questionne la valeur des artistes contemporains.

Le mardi 28 janvier 2014, Frédéric Bruly Bouabré s’est éteint à Abidjan à l’âge de 90 ans! Emballement des radios internationales et des journaux français d’un côté, mutisme et silence gêné du côté de la presse du continent. Bien qu’il soit l’un des artistes africains les plus connus sur la scène internationale de l’art, ce nom-là évoque peu de choses chez  la plupart des Ivoiriens et des Africains. S’il fut un artiste méconnu des siens, ce n’est point  du fait que nul n’est prophète en son pays mais parce que lui-même ne se pensait pas comme artiste. Il est une victime (consentante ?) d’un hold-up qui braque un penseur pour l’introduire de force dans le milieu de l’art contemporain.
Frédéric Bruly Bouabré  est connu dans le monde de l’art pour ses dessins  au stylo à bille et aux crayons de couleur  sur des cartons de petites dimensions. Ces cartons sont invariablement composés d’une figure centrale, d’un texte qui le borde et d’un liséré de couleur. C’est l’Exposition «Les Magiciens de la Terre»,  organisée à Paris,  qui le révéla sur la scène de l’art et, depuis,  ses dessins ont été exposés sur tous les continents et dans les plus grands musées et les galeries qui comptent le plus sur la planète. Au regard de ce parcours, on pourrait conclure qu’il est un artiste majeur de l’art contemporain.
Mais, tout n’est pas si simple. L’homme ne s’est jamais pensé en artiste, il se voulait chercheur, anthropologue,  philosophe, linguiste, poète. Perspectives de l’art contemporain en Afrique de Joelle Busca  décrit l’arnaque dont le penseur fut victime. «Je voulais être Victor Hugo, on me prend pour Delacroix», confessa-t-il.
En effet, Bruly Bouabré fut un chercheur qui, convaincu que sa culture risquait de se perdre dans les plis du temps parce que non écrite,  allait toute sa vie recueillir, classer, archiver des savoirs de sa communauté  dans tous les domaines : philosophie, conte, poésie, science, etc. Encyclopédiste, ll rédigea une centaine de manuscrits dans les domaines les plus divers.
En 1956, il inventa une écriture constituée de 449 signes pour transcrire le bété et, partant, toutes les langues. D’ailleurs en 1958, Théodore Monod publie ses travaux sous le titre : «Un nouvel alphabet ouest-africain : le bété».
Il a associé le dessin à son travail d’écriture ; celui-ci  servit d’illustration. Et c’est ces dessins qui seront arrachés de l’immense œuvre de recherche  et imposés à la face du monde comme expression artistique. C’est par un heureux hasard qu’André Magnin, qui parcourt le continent à la recherche de nouveaux artistes africains, tombe sur les dessins de Bruly Bouabré et décide d’en faire des œuvres d’art, érigeant l’homme en artiste, occultant du même coup sa dimension de savant. Rétif au début, le vieil homme entrera dans le jeu, mi-amusé au début, mi-amer à la fin. Du moment que dans ce poker menteur la cagnotte aligne des chiffres  à donner le vertige. Des millions vous tombent dans les mains…
Dans sa biographie On ne compte pas les étoiles, il confie son amertume : «Ma vie est celle d’un chercheur non reconnu parce que non connu…Si je devais avoir des élèves, ce serait pour l’alphabet que j’ai inventé.» Il ne défend pas son testament d’artiste, il défend le seul travail qui vaille chez lui : son travail de chercheur.
Le prix de ses dessins, qui sont déjà fortement valorisés et monétisés, continuera à grimper. Comme les marchands d’art ont trouvé dans ce travail de recherche, qui a très peu  à voir avec la création artistique, une mine… d’art ou, disons plutôt, une mine d’or, le système continuera à faire monter la cote de l’artiste disparu. Le cas de Bruly Bouabré pose la question de l’artiste africain sur la scène internationale. Vaut-il pour la qualité de son œuvre ou pour ce que les instances de légitimation voudront bien y voir ?  C’est à se demander si quelque chose a vraiment changé depuis l’époque où  on exhibait l’Homme africain  dans les Expositions coloniales en le faisant passer pour un sauvage. Aujourd’hui, le mensonge continue  mais avec l’artiste contemporain. On fabrique de toutes pièces et on impose des artistes qui n’en sont pas. Bruly Bouabré était bien plus qu’un artiste, il était un authentique  savant. Espérons que son œuvre reprendra un jour sa vraie place dans le monde de la pensée africaine.

Saidou Alcény BARRY