3 févr. 2014

Mort de Frédéric Bruly Bouabré

Disparution d’un arnaqué de l’art contemporain


Frédéric Bruly Bouabré n’est plus. Ce vieil homme restera l’exemple des dérives de l’art contemporain africain. Imposé par les instances de l’art contemporain comme artiste dessinateur, il fut en réalité un penseur prolifique. Un tour de force qui questionne la valeur des artistes contemporains.

Le mardi 28 janvier 2014, Frédéric Bruly Bouabré s’est éteint à Abidjan à l’âge de 90 ans! Emballement des radios internationales et des journaux français d’un côté, mutisme et silence gêné du côté de la presse du continent. Bien qu’il soit l’un des artistes africains les plus connus sur la scène internationale de l’art, ce nom-là évoque peu de choses chez  la plupart des Ivoiriens et des Africains. S’il fut un artiste méconnu des siens, ce n’est point  du fait que nul n’est prophète en son pays mais parce que lui-même ne se pensait pas comme artiste. Il est une victime (consentante ?) d’un hold-up qui braque un penseur pour l’introduire de force dans le milieu de l’art contemporain.
Frédéric Bruly Bouabré  est connu dans le monde de l’art pour ses dessins  au stylo à bille et aux crayons de couleur  sur des cartons de petites dimensions. Ces cartons sont invariablement composés d’une figure centrale, d’un texte qui le borde et d’un liséré de couleur. C’est l’Exposition «Les Magiciens de la Terre»,  organisée à Paris,  qui le révéla sur la scène de l’art et, depuis,  ses dessins ont été exposés sur tous les continents et dans les plus grands musées et les galeries qui comptent le plus sur la planète. Au regard de ce parcours, on pourrait conclure qu’il est un artiste majeur de l’art contemporain.
Mais, tout n’est pas si simple. L’homme ne s’est jamais pensé en artiste, il se voulait chercheur, anthropologue,  philosophe, linguiste, poète. Perspectives de l’art contemporain en Afrique de Joelle Busca  décrit l’arnaque dont le penseur fut victime. «Je voulais être Victor Hugo, on me prend pour Delacroix», confessa-t-il.
En effet, Bruly Bouabré fut un chercheur qui, convaincu que sa culture risquait de se perdre dans les plis du temps parce que non écrite,  allait toute sa vie recueillir, classer, archiver des savoirs de sa communauté  dans tous les domaines : philosophie, conte, poésie, science, etc. Encyclopédiste, ll rédigea une centaine de manuscrits dans les domaines les plus divers.
En 1956, il inventa une écriture constituée de 449 signes pour transcrire le bété et, partant, toutes les langues. D’ailleurs en 1958, Théodore Monod publie ses travaux sous le titre : «Un nouvel alphabet ouest-africain : le bété».
Il a associé le dessin à son travail d’écriture ; celui-ci  servit d’illustration. Et c’est ces dessins qui seront arrachés de l’immense œuvre de recherche  et imposés à la face du monde comme expression artistique. C’est par un heureux hasard qu’André Magnin, qui parcourt le continent à la recherche de nouveaux artistes africains, tombe sur les dessins de Bruly Bouabré et décide d’en faire des œuvres d’art, érigeant l’homme en artiste, occultant du même coup sa dimension de savant. Rétif au début, le vieil homme entrera dans le jeu, mi-amusé au début, mi-amer à la fin. Du moment que dans ce poker menteur la cagnotte aligne des chiffres  à donner le vertige. Des millions vous tombent dans les mains…
Dans sa biographie On ne compte pas les étoiles, il confie son amertume : «Ma vie est celle d’un chercheur non reconnu parce que non connu…Si je devais avoir des élèves, ce serait pour l’alphabet que j’ai inventé.» Il ne défend pas son testament d’artiste, il défend le seul travail qui vaille chez lui : son travail de chercheur.
Le prix de ses dessins, qui sont déjà fortement valorisés et monétisés, continuera à grimper. Comme les marchands d’art ont trouvé dans ce travail de recherche, qui a très peu  à voir avec la création artistique, une mine… d’art ou, disons plutôt, une mine d’or, le système continuera à faire monter la cote de l’artiste disparu. Le cas de Bruly Bouabré pose la question de l’artiste africain sur la scène internationale. Vaut-il pour la qualité de son œuvre ou pour ce que les instances de légitimation voudront bien y voir ?  C’est à se demander si quelque chose a vraiment changé depuis l’époque où  on exhibait l’Homme africain  dans les Expositions coloniales en le faisant passer pour un sauvage. Aujourd’hui, le mensonge continue  mais avec l’artiste contemporain. On fabrique de toutes pièces et on impose des artistes qui n’en sont pas. Bruly Bouabré était bien plus qu’un artiste, il était un authentique  savant. Espérons que son œuvre reprendra un jour sa vraie place dans le monde de la pensée africaine.

Saidou Alcény BARRY


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